♆ Evènement pre-ouverture : au large (écourté X)

Parce qu'elle était curieuse, Lara s'était rapprochée du petit attroupement formé par les marins. Forcément certains lui décochèrent des regards courroucés. Elle, l'étrangère. Encore une de ses riche pensionnaire de la Villa qui ne saisissait rien à l’âpre quotidien de ces fiers îliens. Leur défiance Lara la comprenait, la respectait même, mais elle n'en avait cure. Je veux, je prend. Tel avait toujours été son credo. En cela, elle avait des manières de belle féline. Quelque chose du chat. De léger et d'arrogant. De tellement naturel, comme si le monde tout entier n'était qu'un vaste terrain de jeu. Une telle assurance, c'était désarmant parfois. Peut être même attendrissant, et faute de mieux, par lassitude d'essayer de lui faire comprendre qu'elle n'était pas à sa place, on finissait par tolérer sa présence.

Mais dommage que le français de Lara soit si balbutiant. Cet homme s'exprimait trop vite, il usait de mots dont la sonorité était si différente qu'ils devaient appartenir à un patois local. Aussi pour le comprendre Lara devait se concentrer sur les réactions du public. C'était comme reconstituer un bien étrange puzzle.

Il était question de la mer. De cela Lara en était sure. Après tout, sur cette île, l'océan était partout. Une omniprésence qui frisait à l'obsession. Même le vent était salé. Même ses rêves avaient désormais ce léger parfum entêtant et nostalgique d'algues pourrissantes. La mer hantait cet endroit. Elle s'insinuait partout. Jusque dans les rides des vieilles personnes, dont le teint craquelé et tanné, semblait avoir été creusé, ravaudé, par des embruns corrosifs. Leurs yeux surtout étaient fascinants. Un peu effrayants même. Tant ils semblaient porter de lourdes et profondes ombres.

Cela parlait beaucoup, à mi voix. Chacun allait de son commentaire. Et Lara l'étrangère, la curieuse, saisissait à la volée quelques mots : des bulles ? De la fumée ? Bouillir ? Du thé ? Tout cela était incohérent. D'autant plus incohérent que Lara n'en comprenait que le quart ou bien le tiers et devait inventer tout le reste. Tant mieux. Elle avait toujours eu l'âme rêveuse et songeuse.

N'empêche que l'ambiance se faisait un brin pesante. Peut être justement parce qu'elle ne comprenait pas tout et se concentrait surtout sur le non verbal. Des rires forcés, des moqueries acides, dents serrées. Quelques éclats aussi. Comme des tentatives de conjurer un éventuel mauvais sort ? Une autre qu'elle se serait peut être un peu éloignée de crainte d'assister à quelque chose de typiquement et exclusivement local. Mais elle n'était pas du genre à se laisser défriser. Trop sure d'avoir tiré là quelque fil de laine, dont elle entendait bien à défaire toute la pelote. Et tant pis si sa vile réputation d'espionne s'en trouverait encore grandie.

-Qu'est ce qu'il se passe ? De quoi ils parlent ?

Finit elle par demander dans un anglais fluide, presque bilingue (nonobstant son accent), a la personne à sa droite.

Je suis l'enfant du pécheur
l'enfant du pécheur
depuis tout ce temps : qui ai-je prié ?


-----


A sa gauche son voisin parlait sous une cadence semblable à de la névrose positive, heureux de la main d'oeuvre de Glenn, il lui racontait maintenant les histoires de sa soeur ainée - à propos de quoi ? Glenn n'écoutait pas. Il avançait, las, le regard ailleurs et les mains dans les poches de son manteau, il se remémorait le nombre de jours écoulés depuis que Jonah n'était plus là. N'était-ce pas le moment le moins opportun ?

"Pas vrai Glenn ?" enchaina son voisin

"Oh oui..."

Oui, dire oui à une question qui cherche l'approbation, dans ce genre de situation on ne disait pas "non" :  plus que tout quand on écoutait pas ce que l'autre disait. Avant tout, quand on marchait sur la corde raide financièrement.

C'est que les gens d'ici n'avaient pas les moyens de boucler le solde de leurs réparations. Ils offraient donc de leur personne : café, petits plats et accessoirement compagnie verbeuse... Paul, qu'il s'appelait, lui pointa du doigt la côte Est, l'océan sans doute, Glenn détestait cet océan, il acquiesça par principe. Finalement il comprit ce que Paul lui désignait.

"Allons voir c'qui s'passe" que lui dit celui-ci. Glenn considéra un instant de continuer sa route.

Mais se mettre à dos un client bavard du village... ?

A contrecoeur, il le suivit.


L'image d'un vieux fou fatigua ses rétines - c'était dans ce genre de moments précis qu'il se demandait ce qu'il foutait là. Il resta absolument impavide, de ses traits à ses yeux bleus électriques qui fixaient le vieillard. Lui qui dépassait en moyenne d'une tête l'assemblée, engoncé de noir, il ressemblait à une corneille venue se poser au hasard, messager silencieux. Quelques uns ne manquèrent pas de s'attarder sur sa figure. Il avait beau s'y habituer, surtout ici, il avait toujours dans l'envie de leur casser la gueule s'il le pouvait...

Il entendit une femme parler en anglais/ "what is going on ? Mon coeur, si je le savais. C'est ce qu'il aurait pu répondre. A l'opposé d'une réaction badine de sa part, cependant, Glenn parut un instant désarçonné. Il tourna lentement sa tête vers elle. Interdit, la brise qui vint par la suite, agitant mal ses cheveux, lui fit l'effet d'une petite claque.

Qu'avait-elle dit ?
Plutôt : comment l'avait-elle dit ?

Il n'aurait su exprimer pourquoi.
Dieu seul savait que les femmes, il ne mangeait pas de ce pain là. Malgré qu'elle soit très belle, d'une beauté qui lui rappelait les traits de sa regrettée mère.

"Кто ты??*" (Qui es-tu ?) dit-il machinalement.

Parler dans sa langue natale lui faisait toujours mal, physiquement. Comme revenir trop vite à une intimité terrifiante : celle du passé.
Il aurait pu poser tout autre question, plus logique, vraiment moins étrange.
Mais qu'est-ce qu'une russe foutait ici, hein ?
Elle était russe. Glenn n'en doutait pas un instant. Personne ne pouvait feindre un accent pareil, on ne le masquait jamais, ce très léger accent, en vain, malgré tous les efforts du monde, non.

Le vieux bourricot de pêcheur continuait à beugler au diable, mais Glenn était le seul à sembler absent de la scène, son visage profondément surpris tourné vers la femme.

Spoiler:

Il attendait une réponse. Plutôt, un retour en guise de preuve sur la réalité. Comme s'il présageait, autrement,  que l'illusion s'effiloche, que le visage de cette femme s'évapore dans un rire moqueur, et qu'il soit heurté par le constat de rêver dans son lit... Parfois, ses rêves étaient si insistants de réalisme que Glenn s'en extirpait avec amertume, comme pris entre les regrets et la vulnérabilité de sa crédulité. Ce n'est pourtant rien. Rien qu'une inconnue, un passage, peut-être une résidente de la Villa qui s'était déplacée comme le faisaient les colons au temps des safaris sauvages.

Mais Glenn avait laissé le passé derrière lui. Il était venu ici par espoir surfait et indirect de trouver des réponses tout en supprimant son monde. Le Canada n'existait pas ici. Et surtout pas la Russie. La Russie n'aurait pas dû se trouver là. Pas dans le registre de cette île. C'est tout.
Trop éloigné.
Comme un mexicain des cartels en Sibérie. Un marin grec dans la forêt amazonienne. Des présences insolites, quasi comiques. Et infiniment absurdes.  
Mais lui était bien là, me diriez vous. Dragué par un destin qui n'était pas son plus grand fan, les indices l'avaient trainé ici sur la trace de Jonah... Peut-être que les raisons n'importaient pas, juste le fait d'y être, tout comme elle, pour ces raisons uniquement connues d'eux-mêmes.

Son voisin Paul, penchait sa tête, curieux du manège de la foule, légèrement intéressé, ensuite, par le comportement de Glenn. Un court instant, Glenn songea qu'il s'était heurté à une hallucination auditive, une impression vague d'accent - trop léger, peu détectable, au point qu'il se mit à douter, à réculer d'un pas, indécis, touché plus qu'il n'aurait dû pour une simple question dont la réponse lui importait peu.
Dans ce village, on l'avait toujours jugé bizarre, il le savait, aussi était-ce surement la raison qui fit que Paul ne s'en enquit pas... ou peut-être parce qu'il était trop excité par la question qu'on lança après coup.

La foule s'était amincie, une ellipse aussi brève que persistance, et Glenn se surprit à répondre :

"J'en suis"

Glenn haissait l'Océan.
L'Océan l'avait pourchassé, y compris dans son enfance où la mer n'existait pas, mais l'idée de l'Ocean, immense, avaleur d'âmes si : dans ce cadre du salon. Sujets de frayeurs, que la sénilité de son grand-père avait alimenté, celles-ci l'avaient poursuivi, et dans l'insondable de son fond, dans l'idée que Jonah s'y trouvât, le repos s'en était allé : comme un drap sombre qu'on pose au dessus d'une silhouette vaguement reconnue; mais qui semble pourtant si méconnaissable.

Il s'avança vers l'initiateur de cette idée farfelue qui lui occuperait l'esprit.
Histoire de se dégager de ce sentiment de panique qu'il sentait poindre. Trop accoutumé à l'oublie. Le rappel du passé lui avait porté un coup, insoupçonné.
Pour rien du tout, une phrase.
Un trois fois rien,  qui en devenait par ce fait grand vide.
A croire qu'il craignait plus le rappel du passé que l'idée de l'océan - ou que ces deux vecteurs convergeaient, ce qui pourrait à ses yeux les annuler.